Le Pie XII de Philippe Chenaux fera date dans l'historiographie contemporaine : pour la première fois en effet l'évocation du pape de la seconde guerre mondiale ne relève ni du réquisitoire ni du procès d'intention, ni du plaidoyer pro domo ni de l'hagiographie. Le ton, résolument neutre, y est naturellement pour beaucoup, et aussi le recours systématique aux documents; l'auteur a eu la chance d'avoir accès aux archives vaticanes, du moins celles antérieures à 1939 ; s'y ajoute l'exploitation minutieuse des nombreux témoignages ou études déjà publiés. Pleinement historique ce travail l'est encore par son souci de replacer le pontificat dans la longue durée, dans « la continuité d'une politique et d'un système » mis en place depuis Léon XIII. Enfin M. Chenaux ne se trompe pas d'époque, il ne jauge pas l'action de Pie XII à l'aune des orientations données plus tard à la Papauté par Jean XXIII ou Jean-Paul II, bref il ne projette pas dans le passé les manières de voir et de sentir propres au temps présent.
Il ne nous livre pas pour autant une biographie habituelle : pas de portrait en pied comme on les attend dans le genre, peu d'anecdotes sur la vie, les goûts, les sentiments du pontife. Il faut dire que cet aristocrate romain était très réservé, secret même, avare de confidences, et qu'il n'a laissé ni journal ni papier personnel ; seule la soeur Pascalina a raconté quelques souvenirs où sont évoqués des détails de la vie quotidienne. C'est plutôt un tempérament qui est livré par la patiente analyse de sa formation intellectuelle et de ses interventions dans la vie publique ; un tempérament caractérisé par une grande prudence ; il pèse soigneusement ses mots, il « dit les choses sans les nommer », il « recherche toujours l'accord plutôt que l'affrontement ».
On aura reconnu là les traits du diplomate que fut Pacelli tout au long d'une carrière ecclésiastique qui ne le vit jamais exercer la responsabilité d'une cure ou d'un évêché. Commencée très tôt — dès 1903 — comme "minutante" à la Secrétairerie d'Etat, poursuivie à la Congrégation des affaires ecclésiastiques extraordinaires, elle fut couronnée par la fonction suprême de Secrétaire d'Etat, occupée de 1930 à 1939. Sous les pontificats de Pie X, Benoît XV et Pie XI, le futur pape apprit à utiliser les rouages et les méthodes des institutions vaticanes. Sa nonciature à Munich puis Berlin l'a confronté très tôt au mouvement révolutionnaire ainsi qu'au nationalisme hitlérien mais lui a fait découvrir aussi les richesses du catholicisme et de la culture germaniques auxquels il gardera toute sa vie un profond attachement. Devenu cardinal en 1929, il participe de très près aux différentes interventions du Saint-Siège et notamment à l'élaboration de la double condamnation doctrinale de mars 1937 (Mit brennender Sorge et Divini Redemptoris). C'est sur cette période de 1919 à 1939 que le livre de M. Chenaux est le plus richement documenté et le plus neuf.
Ceux pour qui le nom de Pie XII est seulement synonyme de "silence" seront sans doute surpris par les soixante-dix pages consacrées aux années de guerre. Ph. Chenaux se contente d'établir, textes à l'appui, que le Pape n'a jamais manifesté la moindre sympathie pour le nazisme ni l'antisémitisme et qu'il a refusé toute approbation à la croisade antibolchevique malgré de nombreux appels du pied. S'il n'a pas réitéré de façon éclatante, comme certains le lui demandaient, la condamnation du totalitarisme hitlérien, c'est que l'essentiel avait été dit et redit — à sa manière certes — dans le message de Noël 1942 ; c'est surtout qu'il ne voulait pas aggraver le sort des victimes ni provoquer de nouvelles persécutions parmi les Allemands, les Polonais ou d'autres. "Le martyre ne se décrète pas depuis Rome" déclarait-il à Hildebrand.
La focalisation sur la période de la guerre a rejeté dans l'ombre les treize dernières années du pontificat. Elles sont pourtant riches en événements et ne donnent pas du tout de Pie XII l'image du prélat traditionnel et conservateur que certains ont façonnée en retenant seulement Humani generis et l'interdiction des prêtres ouvriers. En matière religieuse, il n'a cessé d'encourager la recherche en théologie, exégèse et archéologie, partant du principe que « le sceau de la vérité n'est pas diversement imprimé par Dieu dans la foi et dans la raison ».
Pie XII de Philippe Chenau, Cerf, 2003